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Deux décennies de manga : la success story de Ki-oon

Tout a démarré par une passion personnelle, puis partagée. Comment Ahmed Agne et Cécile Pournin ont créé une maison d’édition incontournable dans les librairies françaises et les bibliothèques de tous ?

Comment toute cette aventure a-t-elle commencé ?

Ahmed Agne : Ça commence bien avant la création de la maison d’édition : Cécile et moi avons grandi de manière assez banale avec les dessins animés japonais diffusés à la télévision française dès la fin des années 70. Pour nous c’était en particulier au milieu des années 80, mais nous ne nous rendions pas forcément compte à l’époque du fait que ces dessins animés étaient japonais.

Nous avons fini par le comprendre, ce qui nous a amenés à nous intéresser à ce pays, à sa langue. Au lycée, sans se connaître encore, mais tous les deux dans notre coin, avec des méthodes Assimil, nous avons entrepris de déchiffrer, de décrypter les premiers mangas en version originale que nous avions pu acquérir à la librairie Tonkam qui n’existe plus aujourd’hui, spécialisée dans le manga d’import, notamment.

C’est comme ça qu’a eu lieu notre rencontre avec le japonais et avec le manga. À l’époque, nous n’avions bien sûr aucun plan de carrière défini, ni même l’idée de devenir éditeurs un jour. Nous voulions juste apprendre la langue pour comprendre et nous approprier complètement ces univers-là.

Comment a été créée la maison d’édition ?
Ahmed Agne : Deux décennies de manga : la success story de Ki-oon

A. A. : Avec Cécile, nous nous sommes rencontrés sur les bancs de la fac de japonais, avec chacun notre projet. Nous avons chacun eu notre parcours et nos expériences, mais sommes tous deux allés quelques années au Japon. Finalement, nous avons eu envie de nous lancer dans une maison d’édition et de publier quelques titres qui nous tenaient à cœur, même si on se disait que ça pouvait être une très courte aventure.

L’idée n’était pas de trop se projeter, c’était d’essayer. Le marché était déjà bien structuré à l’époque. Il y avait Delcourt, Panini, Kana, Glénat, Pika, etc., qui avaient tous des rapports privilégiés avec des gros acteurs japonais. Nous voulions avant tout tenter l’aventure de la manière la plus professionnelle possible, mais avec un déficit de moyens. Nous pensions pouvoir faire quelques livres, sans trop savoir ce que nous réservait l’avenir. On n’y allait pas la fleur au fusil. On se disait : il est possible qu’après avoir publié une dizaine de titres, ça périclite, qu’on ne parvienne pas à percer. C’était ça, l’esprit des débuts. Bien sûr, nous avions très envie que ça dure, mais on était conscients de la réalité du milieu.

« Ki-oon », d’où ça vient ? Comment avez-vous choisi ce nom ?

A. A. : C’est une onomatopée japonaise : c’est le bruit que fait le cœur quand il est serré d’émotion. Ça peut être de la joie comme de la tristesse. L’idée de l’émotion, du passage du rire aux larmes, ça représentait assez bien ce qu’on avait envie de proposer à nos lecteurs. Tout ça en cinq lettres et un tiret…

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Comment avez-vous choisi vos premiers titres ?

A. A. : À l’époque, nous avons découvert le manga par le biais du shonen, parce que c’était le genre le plus décliné en dessin animé, celui qui était le plus présent dans les librairies : Saint Seiya, Dragon Ball, City Hunter et compagnie. C’est un genre que nous adorons et que nous continuons à lire aujourd’hui. Ça fait aussi partie de notre parcours de lecteurs, quand on était au Japon, d’ouvrir des horizons beaucoup plus larges en termes de mangas et de genres. C’est à cette époque que j’ai découvert Moto Hagio, par exemple. Mais aussi Jiro Taniguchi, tous ces auteurs qui produisaient en dehors du shonen.

D’une certaine façon, nous avons été l’objet de notre étude de marché. Nous nous disions que si nous, du haut de nos 27 ans à l’époque, avions lu beaucoup de mangas shonen, que nous avions apprécié ce genre-là, mais que nous nous ouvrions à des genres différents et à des types de lectures différents, alors ce serait la même chose pour les lecteurs français qui découvraient Naruto à l’époque. Nous avons donc fait le pari du seinen pour notre lancement. Nous avons cherché à publier des titres de cette catégorie qui était très peu présente dans le paysage français de l’époque.

Quel est donc le premier titre que vous avez publié ?


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A. A. : Element Line, une saga de fantasy en sept tomes. À nos débuts, les éditeurs japonais refusaient de travailler avec nous, faute d’expérience. Nous sommes allés au Comiket, le plus grand salon de BD amateur au monde. Parmi les centaines de fanzines que nous avons achetés, il y avait Element Line. À l’époque, très peu de mangas de fantasy étaient publiés en France. Element Line s’est donc imposé : un grand récit, très bien raconté et dessiné… Nous avons simplement envoyé un mail à son autrice, Mamiya Takizaki, en lui demandant si elle voulait être publiée en France. C’est comme ça que nous avons sorti notre premier manga, qui a reçu un accueil critique et commercial très correct à l’échelle de ce qu’était notre réseau de distribution de l’époque.

Et ça vous a ouvert les portes pour la suite ?

A. A. : Element Line a été publié en mars 2004, notre second titre, Duds Hunt, de Tetsuya Tsutsui, en septembre 2004. Nous l’avons trouvé en libre accès sur le site de l’auteur. Nous avons fait pareil : nous lui avons envoyé un mail. Il a répondu qu’il serait ravi d’être publié en France. Dans l’intervalle, il a réussi à signer au Japon avec SquareEnix, qui est aussi un éditeur majeur de mangas. Il y a publié deux séries, Reset et Manhole. Évidemment, nous étions très intéressés par la possibilité de les publier en France. Et comme Tetsuya Tsutsui était très satisfait de notre travail sur Duds Hunt, il nous a ouvert les portes de SquareEnix. Nos premiers best-sellers ont suivi : Ubell Blatt, en 2007, un titre de dark fantasy qui nous permettait de nous projeter sur le long terme.

Ahmed Agne : Deux décennies de manga : la success story de Ki-oon

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Quel a été l’accueil en France ?

A. A. : Un peu compliqué, du fait de notre diffuseur, limité en moyens. Nous étions en librairie, mais en quantité insuffisante, ce qui a généré une certaine frustration : l’accueil du public et de la critique était bon, mais nos livres n’étaient pas dans toutes les boutiques.

Je me souviens du lancement du premier tome d’Element Line. Nous sommes allés à la Fnac des Halles, à Paris, qui à l’époque était le plus gros point de vente de mangas parisien. Nous étions émus et éblouis de voir notre tome en librairie, à côté de One Piece, Naruto et compagnie. On y retourne le lendemain : la pile a diminué de moitié. On y retourne deux, trois jours après, il n’y a quasiment plus rien. En une semaine, tout était parti. Là, nous nous imaginions que ça y est, c’était parti, on y était ! Mais la réalité, c’est que la semaine d’après, les piles n’étaient pas remplacées. Deux semaines après, c’était toujours le cas. En fait, nous étions chez un diffuseur qui était tellement limité en compte et dans ce qu’il proposait aux libraires en catalogue BD ou manga, que la plupart d’entre elles avaient pris le parti de ne pas faire de réassort – c’est-à-dire de ne pas recommander quand un titre était entièrement vendu – pour éviter d’engendrer des frais de port trop importants. Les librairies attendaient la sortie du tome 2 pour recommander le tome 1. Notre gros combat des trois premières années a donc été de changer de diffuseur pour avoir une meilleure visibilité. En juin 2006, nous avons signé avec Interforum, avec qui nous travaillons toujours, qui nous a offert un réseau à la hauteur de notre catalogue.

Aujourd’hui donc, Ki-oon a 20 ans. Est-ce que ça a changé des choses au niveau de vos choix éditoriaux ?

A. A. : Non, ça n’a rien changé : nous voulons proposer des titres pour tous, fans de mangas ou lecteurs persuadés que ce n’est pas pour eux. Parce qu’au contraire : c’est pour tout le monde ! C’est tellement riche et varié en thématiques et en approches narratives qu’il y a forcément un titre pour tous les types de lecteurs, pour chacun.

C’est en ça que nous avons toujours été admiratifs du modèle japonais : là-bas, personne ne considère que le manga est pour les enfants. Vous pouvez prendre le train, le métro, et tomber sur des grands-parents qui lisent du manga, ça ne choque absolument personne. Bien sûr, il y a des titres qu’ils ne vont pas lire. Vous ne les verrez pas lire My Hero Academia par exemple. Mais ils ont des lectures qui sont en accord avec leurs préoccupations d’adultes ou de grands-parents, tout simplement. Donc nous essayons de développer un catalogue qui soit à cette image-là, qui puisse bien sûr parler à des jeunes, à des adolescents, mais aussi à des adultes. Qu’ils puissent se retrouver dans des thématiques, du manga historique comme avec Reines d’Égypte, des Bride Stories qui parlent de la route de la soie. Silent Voice qui parle du harcèlement scolaire et de l’acceptation du handicap dans la société. Ce sont des thématiques très larges qui dépassent le spectre des seuls fans purs et durs de manga shonen.

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Une petite question piège, maintenant. Si vous aviez un titre préféré dans tout votre catalogue, ce serait lequel ?

A. A. : C’est vraiment très dur !

Dans ceux qu’on publie actuellement : les Carnets de l’apothicaire. Ce type de manga n’avait jamais fonctionné en France, malgré une grande présence au Japon. Actuellement, on approche du million d’exemplaires vendus ! En seulement deux ans, c’est déjà la troisième série la plus vendue de l’histoire de Ki-oon. C’est donc une grande fierté pour nous.

Je vais en donner une deuxième : la collection des chefs-d’œuvre de Lovecraft. Elle représente notre volonté de mettre du manga entre les mains de tous les lecteurs. Nous avons eu la chance d’avoir un partenaire japonais qui nous a offert beaucoup de liberté : celle de passer du format standard japonais à un véritable objet de collection, grand format, couverture simili cuir, etc.

Voilà donc deux séries qui représentent bien ce que nous essayons de faire dans le catalogue Ki-oon.

Ahmed Agne : Deux décennies de manga : la success story de Ki-oon

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Vous avez d’autres projets pour cette 20année ?

A. A. : Le gros événement pour ces 20 ans, c’est le lancement de Nova : une plateforme de lecture en ligne nous permettant aussi de faire de la prépublication, comme nos confrères japonais et de proposer un rendez-vous régulier pour découvrir nos séries chapitre par chapitre. C’est très complémentaire du reste de notre catalogue.

Article publié dans ZOO Manga N°13 Mars-Avril 2024

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